L'hydravion transatlantique Latécoère-631 en plein vol : les couleurs orange et noir sont celles du code international transatlantique. |
Après la résurrection de l'industrie aéronautique française, que marqua, en mars dernier, l'envol de l'hydravion postal Potez-161 (voir L'Illustration du 21 mars), comment ne pas saluer son incroyable épanouissement au moment où se terminent les derniers travaux de l'hydravion transatlantique Latécoère-631 ?
Dernier-né d'une série à l'éclosion de laquelle n'a jamais cessé de veiller jalousement le directeur technique de la Société d'industrie d'aviation Pierre-Georges Latécoère, l'ingénieur Marcel Moine. Dès à présent, le Laté-631 se présente comme le digne successeur de ces Laté-300, Croix-du-Sud et Laté-521, Lieutenant-de-Vaisseau-Paris et Laté-522, Ville-de-Saint-Pierre, qui, parmi tant d'autres, ont jalonné avec éclat la production des usines de Toulouse.
C'est en effet dans ces chantiers de Toulouse-La Périole, derrière la gare Matabiau, que, depuis novembre 1940, une élite d'ingénieurs, d'agents de maîtrise et d'ouvriers ont dressé ce monstre à la fois imposant et débonnaire, élancé et massif qu'est le Laté-631.
Embarquement du fret par la porte de soute latérale, disposée dans l' épaisseur de l'aile, à l'aide d'un palan sorti du fuseau moteur. |
Cet hydravion obéit en tous points au programme de constructions aériennes arrêté dès 1938 et dont la guerre a retardé la réalisation. 70 tonnes de poids total, plus de 6.000 kilomètres d'autonomie, une vitesse de croisière de 300 km.-h., telles étaient les caractéristiques de principe que devait respecter l'hydravion transatlantique et que respectera effectivement le Laté-631.
Entièrement métallique, ce monoplan à aile épaisse est doté de 6 moteurs Wright Double Row de 14 cylindres, d'une puissance nominale de 1.100 CV, mais qui peuvent donner 1.600 CV pendant deux minutes au décollage, entraînant des hélices Ratier à pas variable.
La disposition intérieure de l'hydravion comporte une nette séparation en deux étages qui l'apparente bien à un navire volant : 1° l'étage supérieur, réservé exclusivement à l'équipage, poste de pilotage et de commandement à l'avant ; poste des mécaniciens (communiquant avec les deux couloirs de visite avant et arrière disposés dans la longueur de l'aile gauche et à droite de la coque centrale); soute à bagages; 2° l'étage inférieur : à la proue, le poste de manœuvre marine (ouvert pendant les opérations d'amarrage), le bar-salon, le couloir central, de chaque côté duquel sont réparties six cabines à deux couchettes, la salle à manger, les installations sanitaires, les cuisines, la salle de douches ; enfin, correspondant avec le logement et les commandes du gouvernail marin escamotable en vol, le poste arrière de manœuvre marine permettant la fixation de la queue du fuselage à un traînard ménagé pour fixer l'hydravion arrêté à la surface de l'hydrobase.
Le gouvernail marin (escamotable en vol) permettant les évolutions de l'hydravion à la surface de l'hydrobase d'escale. |
Dérision d'un sort impitoyable, au moment où il ne reste que quelques jours pour mettre la dernière main à l'ensemble imposant et inaccoutumé du Laté-631, commence le débitage en cinq larges fardeaux de l'hydravion qui en permettra le transport et le remontage sur les bords de cet étang de Berre où déjà se sont donné rendez-vous ses deux cousins germains les hydravions Potez-161 et le Sud-Est-200.
C'est par la route qu'aux premiers jours du mois d'août le Laté-631 fera sa première sortie, quittant Toulouse pour Marignane.
Plus tard il sera possible d 'admirer en détailles les innovations de cette gigantesque machine, qui pèse autant que trois wagons métalliques dont les trois longueurs mises bout à bout représentent l'envergure. Dès à présent il faut bien en noter les innovations les plus importantes en matière de technique aéronautique : 1° la conduction directe des soutes à essence dans l'aile sans paroi supplémentaire ; 2° le recouvrement des tôles d'acier en contact avec l'eau d 'une application par procédé spécial d'une pellicule d'aluminium pur; 3° un système de compensation par servo-commande, absorbant les réactions des gouvernes, évitant toute fatigue au pilote ; 4° la simplification audacieuse du rôle de ce dernier au point de vue de la mécanique (le pilote ne connaît plus que la puissance des moteurs, par l'intermédiaire des compte-tours qui, seuls, figurent sur son tableau de bord; le mécanicien a la responsabilité de tout le reste).
Notons encore que le poste de pilotage et de commandement, construit en aluminium, a été recouvert d 'un enduit de couleur verte afin que le pilote et ses aides ne risquent pas d 'être éblouis soit par le soleil, soit par la réverbération.
Par ailleurs, un très récent accord vient d 'autoriser sur les ailes, le fuselage et les plans fixes verticaux l'apposition de bandes tricolores. Cette décision des plus importantes aura pour effet de marquer d 'une façon indiscutable la nationalité de l 'appareil et, par cela même, de réduire au minimum les risques d 'erreur que des avions belligérants pourraient faire courir à un engin purement commercial.
Sept hommes d'équipage (dont un chef de bord-navigateur, deux pilotes, deux radio-mécaniciens ; vingt-quatre passagers couchés, ou plus exactement pouvant se coucher, telle est la formule nouvelle Atlantique-Nord du Laté-631 à laquelle, depuis plus de dix-huit mois, cinq cents ouvriers, du bureau d'études à l'établi, consacrent leurs patients efforts, au milieu des pires difficultés, des détails et des contretemps. Dans le hall immense de Toulouse-La Périole ne cessent de s'affairer, chacun à sa tâche, séparés par des dizaines de mètres ·de distance sur le corps de l'hydravion géant, des spécialistes désintéressés et ardents : eux et leur grand oeuvre portent témoignage du labeur fécond et méconnu que les ailes françaises, à la recherche de l'espoir, ont su vouloir et réaliser.
Après le Potez-161, le Latécoère-631 est le second prototype de grand hydravion transatlantique dont la France a terminé la construction depuis l'armistice. Quand le troisième prototype, le Lioré-49, sera achevé, notre aéronautique commerciale possédera une véritable gamme d'appareils géants dont l'expérience démontrera alors la valeur comparée.
Entre les trois appareils existent, en effet, des particularités techniques qui les différencient, ainsi qu'une sorte de progression dans l'ordre des dimensions, de la puissance et de la charge utile. Sous ce dernier aspect, un classement les placerait dans l'ordre suivant : Potez-161, Lioré-49, Latécoère-631.
C'est ainsi que, dans cette hiérarchie, les envergures croissent respectivement de 46 mètres à 52 m. 200 pour atteindre 57 m. 430. Pareillement, les longueurs progressent de 32 m. 370 à 40 m. 150, puis à 43 m. 300. En proportion avec ces dimensions, les poids totaux accusent une progression de 43 tonnes à 66 tonnes, pour finir à 70 tonnes.
Chacun des trois prototypes est équipé de six moteurs, répartis trois par trois de part et d'autre de la carlingue. Les groupes moto-propulseurs accusent des puissances nominales croissantes : 930 CV pour le Potez, 1.100 CV pour le Lioré et 1.300 CV pour le Latécoère.
Si nous considérons maintenant les rayons d'action à pleine charge de ces trois hydravions, nous constatons qu 'ils répondent tous largement aux conditions des cahiers des charges : chaque appareil est, en effet, à même de parcourir 6.000 kilomètres sans escale avec un vent contraire de 60 kilomètres à l'heure.
Quant aux vitesses de croisière, elles varient légèrement, dans les proportions suivantes: 290 km.-h. pour le Potez et 300 km.-h. pour le Lioré et le Latécoère. On s 'étonnera peut-être du fait que le premier de ces prototypes ait une vitesse moyenne inférieure seulement de 10 kilomètres par rapport à ses rivaux alors que la puissance de ses groupes motopropulseurs est nettement plus faible. Mais le Potez, hydravion postal plus qu'hydravion commercial, n'est prévu que pour le transport de sept passagers assis, tandis que le Lioré pourra en loger 40 couchés ou 70 assis et que le Latécoère en comportera 34 couchés ou 40 assis. Egalement, le premier sera à même de prendre à son bord, tout en poste, fret et bagages, 2.580 kilos, alors que le second chargera 3.100 kilos et le dernier 5.300 kilos. Dans ces conditions, la moindre puissance du Potez se trouve compensée par une charge utile également moindre, d'où une vitesse de croisière à peine inférieure à celle des deux autres prototypes.
Le poids du carburant pris à bord variera naturellement selon les charges emportées, mais cette variation sera loin d'être proportionnelle. Compte tenu des passagers, le Potez totalise en effet une charge globale de 3.000 kilos, tandis que le Lioré et le Latécoère sont à même le premier de transporter utilement 4.500 kilos et 5.000 kilos le second. Or, le Potez n'exige pour 6.000 kilomètres de rayon d'action que 12.600 kilos d 'essence, cependant que le Lioré en requiert 23.000 kilos et le Latécoère 20.000 kilos. Sous cet aspect la comparaison est incontestablement en faveur du Potez.
Avec ces trois hydravions d'une grande hardiesse de conception et d'une parfaite réalisation, la France, le jour des compétitions pacifiques revenu, tiendra dans la concurrence internationale un rang presque privilégié.
Jacques FAUGERAS